De mon temps, on ne parlait pas beaucoup de nos aïeux. Je ne sais strictement rien sur eux. Je reconnais que lire leur histoire m’aurait intéressée. Écrire un livre sur ma vie me paraît toutefois extravagant, je doute fortement qu’il y ait assez de matière.
J’espère que certaines choses me reviendront au fur et à mesure. Laurence, ma grande sœur, m’aurait été bien utile dans cette tâche. Elle m’a suivie presque partout dans ma vie. Tout ce qu’elle a vécu à mes côtés, elle le voyait sûrement mieux que moi.
J’ai quatre-vingt-seize ans, et de mes six frères et sœurs, il ne reste que moi — je touche du bois. La dernière fois que je suis allée à Toulouse pour voir un membre de la fratrie, c’était il y a déjà plusieurs années. J’ignore si j’y retournerai un jour, mais lorsqu’on vit si loin du pays où l’on est né, il y a des endroits qu’on souhaite revoir sans se l’expliquer. Même s’ils renferment de mauvais souvenirs, on a besoin de les retrouver.
Je n’ai aucune intention de taire les choses. Au contraire, quand je serai morte tout cela n’aura plus aucun intérêt. Et si mes enfants, mes petits-enfants et tous les autres ont parfois un après-midi de libre, ils pourront se retrouver et rire — car il y a des choses qui vont les faire rire — en regardant un peu ce que la mamie faisait.
Je n’ai pas toujours été simple, et je ne me suis pas toujours laissée faire. Certains risquent d’apprendre des choses qu’ils ignoraient. C’est pourquoi il me semble important d’aller aux faits. Certains seront intéressants, et d’autres, parfaitement idiots.
Les premiers souvenirs qui reviennent spontanément à Marguerite ont près de quatre-vingt-cinq ans. Ce sont les espiègleries d’une gamine de onze ans et de son inséparable sœur, loin de leur famille, le temps d’un été dans une ferme des Pyrénées. Le genre de « conneries », dit-elle, qu’elle a souvent racontées aux enfants. De toutes les choses qui peuplent sa mémoire, ces journées à l’écart du monde sont parmi les rares que Marguerite revoit immédiatement comme elle les a vécues. La petite fille qu’elle était alors, pourchassant les oies et chahutant d’énormes cochons, n’est sans doute pas très différente de la Marguerite d’aujourd’hui. Vive, entière, elle apparaît à travers son récit comme une femme solide et décidée, qui ne s’est, insiste-t-elle, « jamais laissée faire ».
Se remémorer son enfance et sa famille à Toulouse, entourée de ses six frères et sœurs, n’est pas aussi simple.
De ses parents, elle garde le souvenir de gens braves et modestes, certes sans argent, mais assurant leur rôle du mieux qu’ils le pouvaient. Honnêtes et sans histoire, ils aimaient vivre simplement. Petite, il semblait par moments à Marguerite que leur avenir s’annonçait triste, et elle regrette encore parfois qu’ils n’aient pas eu davantage d’ambition.
Le couple faisait preuve d’un courage singulier pour subvenir aux besoins de sept enfants. L’unique salaire de son père, ouvrier, n’était pas suffisant. Ils étaient régulièrement aidés par le bureau de bienfaisance de la commune, qui leur portait le pain, leur lavait les draps et les assistaient dans toutes sortes de tâches qui pouvaient un tant soit peu les secourir. Lorsqu’on apportait ainsi des pains de quatre kilos à la maison, Marguerite voit encore sa mère soulagée, ravie : c’était l’assurance d’être tranquille pour quelques jours.
Les images qu’elle garde de son père Vincent sont particulièrement lointaines. Mort subitement alors qu’elle avait dix-huit ans, il aura été pour elle une présence essentielle, mais trop fugace. Lorsqu’on est jeune, dit-elle, les journées se succèdent sans que l’on sache suffisamment profiter d’un parent, aussi gentil soit-il.
Né le 9 novembre 1869 dans le village de Catllar en Catalogne française, Vincent *** avait quarante ans lorsqu’il épousa Blanche *** à Toulouse. Marguerite vint au monde le 8 avril 1922, alors qu’il en avait déjà cinquante-trois, et après quatre premiers enfants. Son âge avancé et l’absence continuelle qu’impliquait son travail auront laissé peu de temps à Marguerite pour éprouver leur relation. Le regret est d’autant plus vif qu’elle l’aimait beaucoup.
Petite, elle passait de longs moments sur ses genoux, et jamais il ne lui refusait un jeu. Son bon caractère en faisait un excellent partenaire avec lequel elle se plaisait, car il semblait toujours s’amuser autant qu’elle. « Quand j’avais de la peine, j’allais vers lui parce qu’il était sensible, on pouvait parler avec lui. Il me disait “viens là, tu seras à l’abri comme ça.” Avec ma mère, automatiquement on recevait des taloches, alors on lui confiait moins de choses. »
Il faut dire que Vincent était beaucoup moins présent que sa femme, qui gérait le quotidien des sept enfants. « La pauvre, elle s’en voyait… alors on n’avait moins d’attaches visibles. Lui, au contraire, était très content de nous prendre dans ses bras, il compensait. »
Travaillant à la Cartoucherie de Toulouse en tant que manœuvre, Vincent s’épuisait à petit feu, trop âgé pour supporter un tel labeur. Lorsqu’il rentrait à la maison, il s’échinait tout autant, raccommodant les chaussures de ses enfants, réparant tout ce qu’il y avait à réparer. Son salaire d’ouvrier ne suffisait pas à nourrir sa famille et les dettes se multipliaient. Marguerite revoit ses parents examiner sans cesse leur carnet de comptes. « Ils notaient tout ce qu’on dépensait et tout ce que les commerçants leur avançaient, mais ils n’arrivaient presque jamais à rembourser ». Trouver un logement en ville releva du parcours du combattant : « On arrivait à neuf personnes… pensez-vous, il trouvait rien mon père ! »
La famille parvint à s’installer loin du centre, en cité, dans une petite maison mitoyenne munie d’un bout de jardin. « On y était bien. Mon père y cultivait son potager. On avait des poules, des lapins. Ils faisaient pousser de tout de manière à en avoir un peu. »
(…)
Lorsqu’il n’était pas absent, Vincent se montrait particulièrement attentif à ses enfants. Il conseillait souvent à Marguerite de ménager sa sœur, Laurence, de deux ans son aînée :
« Ne la bouscule pas, disait-il, elle est plus fragile que toi ! »
Des trois filles, Marguerite était la seule que son père appelait « le garçon manqué ». Laurence, elle, était celle qu’il couvait.
« Toi, confiait-il à Marguerite, je ne peux pas te comparer à elle. Elle est différente, vous n’êtes pas faites pareil. Alors, ne la bouscule pas, fiche-lui la paix ! »
Marguerite dépensait en effet une certaine énergie à trouver le moyen d’embêter les autres, ou tout du moins à trouver un sujet, dit-elle. Espiègle, elle ne faisait pour ainsi dire que des conneries. Encore aujourd’hui, elle ne sait pas vraiment pourquoi. Ce dont elle est sûre, c’est que les conseils de son père auront déterminé beaucoup de choses dans leur relation. Toute sa vie, Laurence a suivi Marguerite partout où elle allait, s’accrochant à cette petite sœur plus forte, plus résistante, comme si la cadette était devenue l’aînée.
Issu d’un milieu paysan, Vincent était également très sensible à la nature, ce qui peuplait la maison, en plus des enfants, d’un certain nombre d’animaux. Il estimait que l’homme était fait pour vivre entouré de bêtes, en particulier les plus jeunes.
« N’élevez jamais des gosses quand il n’y a pas d’animal. Il faut qu’ils aient le contact avec l’animal. »
Ainsi, la famille était constamment accompagnée de chiens, de chats et, parfois, de portées de chatons. Il fallait alors s’en séparer, ce qui occasionnait toujours de vives protestations.
Vincent *** est mort le 22 août 1940, à soixante-douze ans. Marguerite, qui sortait à peine de l’adolescence, était enceinte de son premier enfant, Annie, qui allait naître à l’automne suivant.
« Tu sais, je m’en vais, mais ça ne fait rien, y’a quelqu’un qui arrive », lui avait-il dit peu de temps avant sa mort.
Pour Marguerite, le plus triste fut d’entendre le médecin dire à sa mère : « Je ne peux rien faire pour lui. Il a trop travaillé. Il n’est pas vieux, il est usé. »