En 1901, la loi autorisant les associations à but non lucratif permit la création, l’année même, des « Petits Toulousains aux Pyrénées ». Toujours active en 2018, elle est devenue un centre de placement familial pour enfants et adolescents sous protection judiciaire, mais à l’époque, son rôle était d’offrir des vacances aux jeunes toulousains défavorisés.
Reposant sur du volontariat, elle regroupait tout un réseau de familles qui, par solidarité, acceptaient d’accueillir un ou deux petits citadins dans leur campagne le temps d’un été.
Pour Blanche et Vincent, partir en villégiature avec sept enfants était évidemment impossible : les congés payés n’existaient pas encore, et si d’aventure ils parvenaient à mettre un peu de côté, leurs dettes avaient tôt fait de tout engloutir. La présence de cette association était donc une aubaine, car ils tenaient malgré tout à ce que les enfants — en tout cas les plus jeunes — puissent partir s’aérer au moins une fois dans l’année.
Ne souhaitant pas être séparée de sa sœur, Marguerite insistait toujours pour que Laurence ne soit pas envoyée dans une autre famille, et à l’approche de chaque nouvel été, les deux fillettes préparaient leurs valises, excitées quoi qu’un peu inquiètes, ne sachant jamais vraiment chez qui elles allaient atterrir.
L’association affrétait un car et les nombreux enfants partaient tous ensemble de Toulouse, chacun étant éparpillé au fur et à mesure du trajet.
Cet été-là, Marguerite et Laurence furent déposées chez une mère et sa fille qui géraient seules leur petite ferme dans la montagne. La fille ne devait pas être beaucoup plus jeune que la mère, car Marguerite se souvient de deux vieilles dames, et ni l’une ni l’autre ne respirait franchement la joie de vivre, si bien que les fillettes s’ennuyèrent ferme dès la minute où elles leur firent face. Austères, les deux femmes affichaient une sorte de mélancolie constante et ne disaient pratiquement rien.
À table, l’ambiance était sinistre, car les deux dames se mettaient régulièrement à pleurer sans que les fillettes ne comprennent pourquoi. Donnant des coups de coudes à Laurence, Marguerite regardait cela d’un air canaille, et dès que leurs hôtes avaient le dos tourné, les deux sœurs éclataient de rire.
« Quand j’y repense, mon dieu que nous étions égoïstes ! Ces pauvres mémés ne recevaient jamais personne, elles étaient malheureuses et nous on se moquait d’elles… Dès qu’elles pleuraient on riait dans notre barbe… Oh, c’est affreux ! »
Agacée par cette ambiance cafardeuse, Marguerite se mit rapidement en quête de distractions pour tromper l’ennui.
Chaque semaine, les deux mémés partaient au marché et laissaient les fillettes veiller sur la ferme, ce qui lui donnait l’occasion d’exercer sa malice.
« Elles nous disaient “on revient dans quelques heures, soyez sages hein !”, et moi, dès qu’elles étaient parties, je faisais que des conneries. »
En explorant la ferme, Marguerite avait repéré un bel enclos que les dames avaient fabriqué pour leurs oies. Désirant les engraisser, elles les y enfermaient une partie de la journée de manière à ce qu’elles ne se dépensent pas trop.
Lors d’une chaude matinée, la fillette eut l’improbable idée d’utiliser les plumes de ces volatiles pour se confectionner un éventail. Laurence, bien qu’un peu perplexe, se prêta au jeu, et alors que les oies déambulaient tranquillement autour de la ferme, les deux sœurs s’évertuèrent à les guider l’une après l’autre dans l’enclos.
Une fois la volaille capturée, Marguerite sauta par-dessus la barrière et poursuivit gaillardement les volatiles dans l’espoir de leur arracher quelques plumes. Furieuses, les oies se rebiffèrent en claquant du bec. Elles cacardaient si fort que Laurence se mit à rire comme une baleine, criant à sa sœur « mais arrête ! T’as assez des plumes ! »
Marguerite eut en effet de quoi fabriquer un magnifique éventail, mais elle ne s’arrêta pas en si bon chemin. Galvanisée, elle scruta le décor à la recherche d’un nouveau forfait.
À côté de la ferme se trouvait un étang, au-dessus duquel s’étendaient les branches d’un vieux pommier. De nombreuses pommes gâtées flottaient un peu partout à la surface de l’eau, inspirant à la fillette une idée diabolique :
« Nous allons nourrir le cochon avec ces pommes, lança-t-elle à sa sœur. On va le pousser dans l’eau et il les mangera. »
Laurence fut assez emballée par le projet, et les fillettes s’élancèrent vers la porcherie où l’animal dormait. Elles ouvrirent son enclos, le firent se lever et le guidèrent jusqu’au bord de l’étang. Là, chacune appuyant sur son postérieur, elles le poussèrent brusquement dans l’eau. Conformément aux plans de Marguerite, le cochon s’intéressa à quelques pommes qu’il fit mine de croquer, mais perdant pied à mesure qu’il avançait dans l’étang, il paniqua et se rua hors de l’eau.
Les fillettes assistèrent alors à un spectacle qui les ravirent au plus haut point. Déboulant comme un taureau dans la ferme, le cochon bouscula de nombreux membres de la basse-cour, parmi lesquels une petite poule particulièrement irascible. Cherchant à défendre ses poussins, elle bondit sur le dos du cochon et lui flanqua des coups de becs, ce qui, au grand ravissement des deux sœurs, le plongea dans une colère noire.
Déchaîné, l’animal fonça inexplicablement vers le lavoir, où il y dévora la moitié d’un gros savon de Marseille. La gueule couverte d’écume, il retourna alors vers l’étang, « peut-être pour se laver », suppose Marguerite, qui rit toujours autant de la scène qu’à l’époque. Les petites filles avaient de fait terminé hilares, ravies de la tournure qu’avait pris leur farce.
À leur retour du marché, les deux paysannes remarquèrent immédiatement la disparition d’une moitié de leur savon.
« À l’époque on n’en avait pas beaucoup, et ils étaient très gros. »
Marguerite et Laurence s’enlisèrent dans une explication vaseuse, essayant de leur faire croire que le cochon avait entrepris une évasion.
Elles n’écopèrent jamais de punition malgré l’évidence de leur implication, et elles commencèrent à se dire que ces vieilles dames, aussi déprimantes fussent-elles, étaient somme toute assez braves.
« Elles étaient gentilles ces mémés les pauvres. Elles étaient bonnes avec nous. Je reconnais que garder des filles comme on était nous, il fallait de la patience. »
Un soir, les deux femmes expliquèrent à Marguerite et Laurence ce qui les rendait si malheureuses. La plus jeune de ces deux fermières leur raconta qu’elle avait eu un fils, un petit garçon qui avait le même âge qu’elles. Il vivait ici, élevé par sa grand-mère et sa mère.
Comme Marguerite et Laurence, il aimait explorer les moindres recoins de la ferme et des alentours. Espiègle et curieux, il inventait sans cesse de nouvelles bêtises à expérimenter, mais un jour, sa curiosité lui en fit faire une grave.
Furetant dans le débarras du garage, il trouva une grande bouteille en verre remplie d’un liquide aussi blanc que du lait. Il l’ouvrit et ne put résister à l’envie de goûter au breuvage, dont il avala une bonne gorgée.
Il fut rapidement pris de crampes, de vomissement et tomba gravement malade, entouré de sa mère et de sa grand-mère, totalement impuissantes. Il succomba peu à peu en souffrant le martyre, empoisonné par la potasse qu’il avait ingérée.
Inconsolables, les deux femmes firent progressivement le vide autour d’elles, ne recevant plus jamais personne. Elles avaient fini par rompre cet isolement en décidant d’accueillir Marguerite et Laurence, espérant que la compagnie d’enfants redonnerait un peu de vie et de joie dans leur quotidien.
Il y avait toutefois une cinquième présence dans la ferme : un petit vieillard étrange et fantomatique vivait en effet à l’étage, c’est du moins ce que suppose Marguerite.
« C’était peut-être le père de la mère, la plus vieille, je ne sais pas. »
Ce pépé était là sans être là, ne mangeant jamais avec elles, n’apparaissant qu’au loin dans un pré accompagné d’un vieil âne.
Chaque matin, les paysannes se levaient à l’aurore et laissaient à Marguerite et Laurence du café au lait sur l’âtre afin qu’il reste chaud.
« Elles étaient gentilles, elles nous faisaient pas lever trop tôt le matin. »
Les deux fillettes s’installaient toutes seules dans la cuisine pour prendre leur petit-déjeuner, et de temps à autre, l’étrange pépé fourrait son nez à travers la fenêtre.
« File-moi du sucre ! », soufflait-il à voix basse, « passe-moi un morceau ! ».
Un peu effrayées, les deux sœurs lui donnaient toujours immédiatement ce qu’il voulait, à tel point qu’il les rendit coupables d’une pénurie.
« Les paysannes nous ont engueulées. Elles nous ont dit “mais qu’est-ce que vous fabriquez avec tout ce sucre ? Pourquoi vous en mangez autant ?” »
La raison était en fait toute simple. Voyant un jour le vieillard errer avec son âne qui le suivait d’un air vorace, elles comprirent que le sucre lui servait à le faire avancer.
Un matin, les deux femmes confièrent à Marguerite et Laurence une mission:
« Vous allez garder les oies. Vous allez les guider jusqu’à ce champ là-bas. À midi vous reviendrez pour déjeuner.
- Comment on va faire pour savoir qu’il est midi ? On n’a pas de montre, répondit Marguerite.
- Vous n’avez qu’à planter un bâton au milieu du champ. Dès que vous ne voyez plus son ombre, vous revenez. Tant qu’il y a de l’ombre, c’est que c’est pas l’heure. »
Un peu étonnées par cette méthode, les fillettes partirent avec une dizaine d’oies qui les accompagnèrent sans broncher.
« Ça suit bien une oie ! Y’en avait une qui menait la barque et tout le monde suivait. »
Elles arrivèrent au champ vers neuf heures du matin, plantèrent un bâton et attendirent que son ombre se volatilise.
Mais les heures passèrent, et plus la matinée avançait, plus l’ombre du bâton semblait s’allonger.
« On en avait marre, on avait faim, on a donc fini par repartir ».
En arrivant à la ferme, elles furent accueillies par une volée de bois vert :
« Mais qu’est-ce que vous avez fichu ? Il est seize heures ! C’était pas la peine de revenir là, vous auriez pu rester au champ maintenant !
Oui beh on s’est trompées, on sait pas. »
Lorsque les vacances touchèrent à leur fin, les paysannes donnèrent à Marguerite et Laurence deux grands sacs en toile de jute remplis de produits fermiers, tels que du lard ou du confit d’oie qu’elles destinaient à leurs parents.
Elles avaient pris soin de coudre le nom des fillettes sur la toile de jute et leur avaient recommandé de bien fermer les sacs avant leur départ :
« On était nombreux quand même, elles ne voulaient pas que les autres y touchent. »
Les sœurs montèrent dans leur chambre avec leurs gros sacs remplis de victuailles, elles y ajoutèrent leurs propres affaires et décidèrent, en cas d’oubli de dernière minute, d’attendre le lendemain matin pour les fermer.
Dans la nuit, Laurence réveilla brusquement Marguerite :
« Chut ! Ne fais pas de bruit, j’entends quelqu’un monter !
- C’est qui ?
- C’est elles, elles arrivent !
- Et pourquoi ? Qu’est-ce qu’elles viennent foutre ? »
La porte s’ouvrit et les deux sœurs firent mine de dormir. Entrant dans la chambre à pas de velours, les fermières chuchotaient.
« Prends celui-ci, il est plus gros.
- Non, occupe-toi de celui-là, moi je prends l’autre. »
Marguerite entendit son sac glisser sur le plancher, et les paysannes redescendirent.
Le lendemain matin, les fillettes examinèrent leur sac à la lumière du jour : les trois quarts de la nourriture offerte la veille avaient disparu.
« Je sais pas pourquoi, elles ont dû trouver qu’on était trop polissonnes, ou qu’elles nous avaient trop donné ! »
Ce fut le dernier été où Marguerite partit en colonie avec sa sœur, elle n’avait alors pas plus de douze ans. Au moment de leur dire au revoir, les deux femmes affirmèrent :